ENQUETE Un congrès largement boycotté, une direction contestée dans ses orientations "communautaristes", un fonctionnement dénoncé comme antidémocratique, des démissions en chaîne, des effectifs en chute libre… Rien ne va plus au Mrap.
Ca fait un peu fin de règne, vous ne trouvez pas ?" Comme tous les comités de sa région (Marseille, Aix, Marignane, Vitrolles, Fos), Horiya Mekrelouf, responsable du comité des Bouches-du-Rhône, a boycotté le dernier congrès du Mrap. Elle n'attend désormais plus qu'une chose : "La démission de Mouloud. Après son score à la Ben Ali, il faudrait qu'il réfléchisse un peu !"
Avec seulement 131 délégués présents (1) sur 286, Mouloud Aounit, président du Mrap depuis vingt ans, a une fois de plus été réélu haut la main ce 28 janvier 2008. Pourtant, jamais il n'aura été autant affaibli. Et même si la direction nationale reste seule sollicitée par les médias nationaux, la grogne devient de plus en plus difficile à étouffer.
En 2007, déjà, l'opposition avait choisi de ne plus participer aux instances de direction. Après la tenue de l'assemblée générale 2006, bloquée sur presque tous les sujets, elle avait en effet jugé inutile sa présence. Depuis, les choses n'ont fait qu'empirer. La désaffection est partout, dans les instances dirigeantes comme parmi les adhérents dont le nombre chute de façon vertigineuse. En 2007, 500 personnes quittent encore le mouvement. Ils sont alors 2 351, moitié moins qu'il y a huit ans. Même les plus anciens militants se détournent du mouvement, comme le chanteur Jean Ferrat qui dénonçait dans une lettre au président "une position extrêmement grave pour l'avenir de notre démocratie laïque".
L'opposition dénonce en vrac une direction qui "encourage la mise en concurrence des mémoires et les replis communautaristes, enferme dans l'identité religieuse les citoyens d'origine arabe ou maghrébine, taxe toute critique et interrogation sur les pratiques et régimes totalitaires liées à l'islam politique comme 'islamophobes', refuse d'étudier les nouvelles manifestations de l'antisémitisme venant d'autres mouvements que de droite ou d'extrême droite" et, plus globalement, accuse la direction d'avoir "renoncé à construire les positionnements du mouvement à partir des valeurs universelles qui unissent". Un réquisitoire accablant.
Un monde associatif secoué de toutes parts
Le mouvement associatif dans son ensemble (antiraciste, féministe, des droits de l'Homme…) est actuellement secoué par des turbulences. La Ligue des droits de l'Homme a connu aussi des remous semblables. Les Ni Putes Ni Soumises ont presque vu leur éclatement. Rongées par des problèmes de démocratie interne, elles n'ont pas accepté le mélange de casquettes associative et politique de Fadela Amara.
Au Mrap, on n'apprécie guère plus le mélange des genres. Mouloud Aounit est en effet conseiller régional Ile-de-France, il est entré dans le comité de campagne de Marie-George Buffet lors de la présidentielle et, bien que largement battu lors d'une investiture dans le 93, il se porte encore candidat aux législatives, cette fois contre le PC, qui n'incarne plus pour lui "la diversité" (il obtiendra 3 % des voix).
La démocratie fait aussi cruellement défaut au Mrap. Danièle Poupardin, secrétaire du comité d'Ivry-sur-Seine, dénonce ces "congrès mascarade", ces "votes opérés en catimini lorsque les provinciaux partent", les censures dans les journaux internes, "le refus de faciliter la communication transversale entre comités grâce aux listes de diffusion", "la réécriture par une commission des motions proposées", au point que les comités refusent de voter leur propre motion qu'ils ne reconnaissent plus. Le Mrap ne connaît cependant pas l'ultra-centralisme de SOS Racisme, car ses comités sont juridiquement indépendants. Ils restent en revanche soumis au versement au national de 84 % des cotisations : "C'est énorme, surtout au regard des services rendus puisqu'on nous dit toujours que les caisses sont vides", ironise Nadia Kurys, présidente du comité d'Aubenas.
Le Mrap n'échappe donc pas à cette fièvre qui parcourt le monde associatif. Mais nulle part, les dissensions ne sont autant idéologiques. Alors que SOS Racisme fait le choix du combat universaliste de l'antiracisme, le Mrap s'enfonce dans un combat toujours plus communautariste et diviseur. Une Coordination voit alors le jour, rassemblant comités et militants isolés. Une façon de mutualiser un travail plus que d'organiser une fronde. Car il n'est pas pour l'heure question de "Mrap bis". Pour Nadia Kurys, "puisqu'il est devenu impossible de changer quoi que ce soit en haut, nous allons essayer à la base. Nous voulons revenir aux fondamentaux du mouvement et à un turn-over au niveau de la direction". Depuis vingt ans, la militante, qui a renoncé à son poste de vice-présidente du Mrap, se bat pour changer les choses au niveau national : "Je ne pense pas attendre vingt ans de plus." Et puis, "nous restons très attachés au nom de Mrap", renchérit Gérard Kerforn, président de la fédération des Landes qui se dit "tout autant dépositaire du nom qu'eux". De plus, "le Mrap, c'est avant tout ses comités, rappelle le militant. Des comités qui n'ont souvent pas grand-chose à faire des gesticulations nationales". Le Mrap national ? "Il ne vit désormais que par une production de communiqués au rythme de mitraillettes, dix lignes bling bling qui tiennent lieu de pensée. Nous, nous travaillons en profondeur et produisons."
Alors, quelle scission ? Et "en quoi, en deux ? En trois ? En quatre ? Car si certains formalisent le malaise dans une opposition construite, beaucoup d'autres comités partent en autarcie complète". Une situation qui rend d'ailleurs très difficile l'estimation des rapports de force au sein du mouvement et oblige à relativiser le caractère "minoritaire" de cette opposition souvent silencieuse et indifférente. "Nous, ici, c'est simple, on vit comme tous les comités du Sud, avec les statuts du Mrap, on a le logo et c'est tout", explique André Génissieux, secrétaire général du Mrap Montpellier. Des contacts ? "Oui j'ai dû voir notre président inamovible une fois en cinq ans. Il a passé plus de temps avec son téléphone qu'à regarder ce qu'il se passait ici au niveau local !" La direction a pourtant encore du mal à reconnaître ces divisions. Pour Mouloud Aounit, "il n'y a pas de fracture. Ce groupe qui faisait partie de la direction s'est mis lui-même en dehors. Pour nous, la question est réglée. Le congrès s'est tenu et une nouvelle direction a été mise en place".
De l'affaire Papon à l'affaire du voile
La fracture ne cesse de s'élargir entre les militants, les comités et leur direction nationale. A chaque nouvelle affaire, le fossé se creuse un peu plus. "A Marseille, tout a commencé lorsque le Mrap national a demandé la libération de Papon alors que nous nous étions battus pour qu'il y ait un procès, y compris d'ailleurs pour octobre 1961 (2). Comme chaque fois, nous avons appris la nouvelle par voie de presse", se souvient Horiya Mekrelouf. C'était en janvier 2001. Mouloud Aounit fait finalement machine arrière face au tollé suscité au sein du mouvement.
La présidente du Mrap Marseille se souvient aussi du second coup dur : le soutien des filles voilées. "Sans aucune concertation, nous avons eu la surprise de voir les sœurs Lévy filmées dans les locaux du Mrap. Bien que je sois personnellement contre le voile, j'estime que ces questions ne nous regardaient pas." Le casting est parfait : deux filles, issues d'une mère kabyle et d'un père juif athée, et un avocat, accessoirement celui du Mrap, pour incarner la cause des filles voilées ! Pour Gérard Kerforn, c'est là que s'est établie la ligne de fracture avec cet "enfermement des populations arabes dans l'identité musulmane". Une position d'autant plus déplacée que, "dans leur majorité, les musulmans ne demandaient rien au Mrap, vivant leur foi comme les autres croyants. Les rentrées scolaires ont montré que les musulmans étaient particulièrement respectueux des institutions de la République, et que le Mrap s'était trompé".
Les déclarations du président font régulièrement des vagues : sur le site oumma.com où il dispose désormais d'une tribune, sur France 3 également où, en janvier 2005, il déclare que "la liberté de blasphémer et la liberté d'ouvrir le champ au racisme doivent être réprimées avec la plus grande fermeté", sur France 2 où il propose que des repas halal soient servis dans les écoles. La même année, après plus de neuf ans de participation à la direction nationale du Mrap, Isabelle Sirot démissionne du Bureau national : "Je ne resterai pas dans une association qui ne défend plus les valeurs universelles de l'antiracisme et qui favorise par ses prises de positions le communautarisme, pilier du racisme", dénonce-t-elle. Depuis, le Mrap s'enfonce dans un soutien aveugle à la "religion des opprimés", au point que certains, à l'extérieur du mouvement, s'amusent à parler du "Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié du Prophète".
Lorsque le Mrap porte plainte avec l'UOIF contre France-Soir dans l'affaire des caricatures, en février 2006, c'est un nouveau malaise qui s'installe dans le mouvement. "J'étais dans le train lorsque j'ai appris que le CA auquel je venais de participer avait voté la plainte. C'est ainsiqu'étaient prises les décisions en CA. On attend la fin de l'ordre du jour et on fait voter lorsque beaucoup de provinciaux sont déjà partis", raconte Nadia Kurys. Douze élus de la direction nationale opposés à ces poursuites lancent alors un texte : "Pas en notre nom !" L'image du mouvement antiraciste se détériore un peu plus aux yeux de l'opinion.
"Il y a au Mrap un courant tiers-mondiste primaire qui investit ce qu'il pense être la religion des pauvres de toutes les vertus émancipatrices, explique Gérard Kerforn. Les seules religions porteuses de tota-litarisme seraient le fondamentalisme chrétien -américain. Nous, nous refusons d'entrer dans la logique de l'axe du mal inversé et si nous défendons la cause palestinienne, nous ne voulons pas pour autant taire le totalitarisme qui peut émerger y compris d'une certaine branche palestinienne. Le rôle de l'antiracisme n'est pas de reproduire ce que fait Bush en inversant les pôles, et de faire entrer dans l'axe du bien tous ceux qui s'opposent à l'impérialisme." Les ennemis des ennemis du Mrap deviendraient-ils ses amis ? "Toujours est-il que Hugo Chavez devient un héros, le même qui va bras-dessus, bras-dessous avec Ahmadinejad !", s'insurge le président du Mrap des Landes. "Ce qui me gêne le plus, explique Danièle Poupardin, c'est ce soutien inconditionnel à l'islam sous couvert d' 'islamophobie', une expression d'ailleurs âprement discutée et qui a fait l'objet d'un vote. En revanche, le Mrap lâche complètement les musulmans en lutte contre les islamistes." Gérard Kerforn a été le principal artisan d'un document sur l'utilisation par l'extrême droite de l'islam pour développer un racisme. Il estime pourtant que "l'islamophobie n'est pas notre problème. Mouloud Aounit confond sans cesse racisme antimusulman et critique de l'islam. Il l'a prouvé encore dans l'émission de Bern dans laquelle il était d'ailleurs rangé du côté des religieux".
Enfin, comme pour la LDH, les liens qu'entretient le Mrap avec certains mouvements, notamment de la mouvance Tariq Ramadan, font polémique. "Nombre de personnes à la direction nationale ont signé l'appel des Indigènes de la République. Nous demandons à ce qu'ils reviennent sur ces signatures", déclare Nadia Kurys, pour qui les Indigènes restent à l'opposé de sa conception du "vivre ensemble, de la laïcité". Ce n'est pas le point de vue de Mouloud Aounit : "Les Indigènes expriment une révolte, une souffrance et une lecture de la société française qui ne s'est pas totalement libérée d'un passé colonial et, là-dessus, je partage ce point de vue." De même, continue le président, le Cran (3) "pose une vraie problématique, celle de la discrimination dont sont victimes les populations noires". Mouloud Aounit reconnaît que l'on peut encore améliorer la démocratie au Mrap, mais "ne nous cachons pas derrière les problématiques de fonctionnement. La vraie question qui est derrière est éminemment politique : c'est quelle orientation pour le Mrap ? Là, y a une divergence de fond". Et sur ce dernier point, en tout cas, tout le monde est d'accord.
Yann Barte (Le Courrier de l'Atlas, avril 2008)
ybarte@dmpresse.com
(1) 165 votants procurations comprises.
(2) 17 octobre 1961 : massacre des Algériens à Paris par la police française alors dirigée par Maurice Papon lors d'une manifestation pacifique contre le couvre-feu imposé aux Algériens en France.
(3) Conseil représentatif des associations noires.
Dogmatisme, stigmatisation, manichéisme… l'antiracisme a aussi les travers du racisme"
CHRISTIAN GODIN
Auteur de "Racisme" (1), il voit dans l'abandon des valeurs universalistes des mouvements de gauche les causes du fourvoiement de l'antiracisme français.
Faisant toujours l'éloge de la différence, alors même que le discours raciste est différentialiste, l'antiracisme militant ne vit-il pas une contradiction ?
Effectivement. Le racisme étant une monstruosité, l'antiracisme se présente d'emblée du côté du bien. Pourtant, lorsque l'on fait un travail historique, sociologique critique, on observe un curieux paradoxe. Pierre-André Taguieff a très bien révélé cet effet de miroir qui existe entre racisme et antiracisme. Au nom de la lutte contre le racisme, l'antiracisme finit par en adopter tous les travers, les perversions : la stigmatisation d'un groupe, une façon de penser dogmatique et binaire. La personne la plus éloignée du racisme est celle pour qui l'idée même de race appliquée à l'espèce humaine est une aberration sémantique. Comme l'athée pour qui le problème de Dieu est totalement indifférent et qui ne verse pas spécialement dans une détestation des religions, le non-raciste serait indifférent à cette notion de racisme pour lui incompréhensible.
Seriez-vous tout simplement en train de dire qu'il n'y a pas de légitimité dans le militantisme antiraciste ?
Ce qui légitimerait une politique explicitement antiraciste, c'est la violence et la discrimination. Encore faut-il savoir quand elles commencent. Car nous sommes aussi dans une société qui essaie de normaliser les intentions des individus et plus seulement les actes ouverts, objectifs. Un père de famille qui ne souhaite pas voir sa fille se marier avec un Noir ou un Arabe, c'est certes inacceptable d'un point de vue psychologique, mais doit-on pour autant pénaliser ? J'ai l'impression que nous allons de plus en plus légiférer sur des comportements intentionnels , comme on le fait déjà en matière de terrorisme. C'est très inquiétant.
Pensez-vous aussi qu'il faille remettre en cause la loi Gayssot pénalisant les propos racistes ?
Beaucoup de mes collègues sont opposés à cette loi. J'y suis pour ma part favorable, comme à la pénalisation de toute négation de crime contre l'humanité. Car c'est la poursuite du crime par d'autres moyens. En faisant comme si un peuple n'avait jamais existé (juif, khmer, arménien ou rwandais…), nous anticipons la réalisation totale du crime. Le négationniste est donc complice. Je me demande d'ailleurs si nous sommes encore, avec le génocide, dans la catégorie "racisme"… Reconnaissons à l'antiracisme d'être aussi à l'origine de ces lois. Sans lui, notre presse tiendrait encore peut-être des propos orduriers et Le FN n'aurait jamais été canalisé dans sa vulgarité.
La gauche française ne s'est-elle pas fourvoyée sur la question antiraciste ?
Nous avons effectivement des mouvements de gauche ou humanitaires qui ont oublié le sens élémentaire de l'universel. Comme la LDH, le Mrap a souvent réagi de façon épouvantable. On l'a vu dans l'affaire du voile et d'autres. Le renoncement à un idéal universaliste place les défenseurs du particularisme dans le même camp que les pires fondamentalistes. En dénonçant l'"islamophobie" comme une forme de racisme antimusulman, au nom du combat antiraciste, on construit en réalité une imaginaire race musulmane. Nous sommes dans l'absurdité la plus totale. L'universel ne serait plus qu'une sorte de rouleau compresseur brisant les individualités, les différences. C'est aussi oublier que c'est au nom des droits de l'Homme que les peuples colonisés se sont révoltés contre leurs colonisateurs. Ce qui a été plus suicidaire encore, c'est l'assimilation faite entre universalisme et domination. Et lorsque l'on ne définit l'humain ni par l'universel ni par la singularité concrète de l'individu, pour se situer à un niveau intermédiaire, on est soumis à des tentations barbares. Au XIXe siècle, on considérait que c'était respecter le peuple que de dénoncer ses aliénations. Que s'est-il passé aujourd'hui pour que l'on estime que les religions sont, non plus des signes d'appartenance, mais des marqueurs d'identité, que les dénoncer revient à dénoncer des groupes entiers ? En laissant l'universel du côté libéral, à droite, en prenant chaque fois la défense des particularismes, des communautarismes, la gauche a tout simplement perdu la main et abandonné ses principes fondateurs. C'est une erreur tragique pour la gauche et l'antiracisme.
Propos recueillis par Y. B.