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Intervention de François Bayrou pour le groupe UDF

Projet de loi sur l'application du principe de laïcité dans les établissements scolaires publics
03.02.04 - Assemblée nationale

Monsieur le Premier ministre, Messieurs les ministres,
Vous appelez le Parlement à voter une loi sur les signes religieux à l'école.
À notre avis, ce n'est pas matière à loi. Et ce ne sont pas les signes religieux qui devraient être ainsi mis en question.
Il y a un problème, une grande question pour notre temps, sans aucun doute, une question qui touche à l'autorité, qui touche à l'équilibre de notre société, il faut cerner cette question, on devait lui proposer des réponses efficaces, mais nous pensons que la réponse apportée n'est pas la bonne.
Nous pensons, de surcroît, que la loi ne changera rien à la situation actuelle !
En revanche, nous voyons les risques, et ils sont importants.
Nous savons aussi combien cette question est difficile, et nous comprenons donc que sur ce genre de sujets, le droit à la réflexion, le droit à la nuance, le droit à l'hésitation doivent être respectés.

Pourquoi le voile fait-il question ?
Quelle est la question, en vérité ?
Chassons les discours tortueux : la France a un problème, depuis des années, avec le voile, avec le foulard, que portent certaines jeunes filles et femmes musulmanes.
Ce problème n'est pas un problème religieux. Il ne touche pas à la conviction religieuse.
C'est un problème qui touche à la condition de la femme. C'est un problème de statut de la femme.
Pour le dire autrement, la France et la république française ont un problème avec ce que le voile traduit de la condition de la femme.
Que dit le voile du statut de la femme ?
Il dit que la femme et l'homme sont dans un rapport qui n'est pas un rapport d'égalité. Il dit que la place de la femme est à la maison, et que hors de la maison, elle doit se dérober aux regards masculins.
Un homme découvert est respectable, une femme découverte n'est pas respectable.
Le voile dit : une femme n'est pas respectable en elle-même, elle ne l'est que si elle adopte l'attitude de soumission et de réserve qui sied à son sexe.
Autrement dit, l'homme n'est pas responsable de lui-même, de sa maîtrise, la femme n'est pas respectable en elle-même…
Et cette conception, cette affirmation du voile, les jeunes filles et les jeunes femmes du collectif : " ni putes, ni soumises " en ont montré la violence y compris dans leur nom.
Le voile dit : dans la cité, une jeune fille n'a le choix qu'entre deux attitudes. Soit elle est une fille légère, qui montre par son attitude provocante qu'elle est vouée à la consommation brutale, qu'elle y est prête, et peut-être, qu'elle y trouvera du plaisir. Soit elle sera soumise, destinée à la maison, enfermée, ne sortant pas, prêtresse des vertus domestiques et vénérant la masculinité de celui qui peut, lui, vaquer à son aise et jeter son dévolu sur qui passe à sa portée.

Notre société est fondée sur une vision de la femme
Or cette vision est inacceptable pour la France, pour la République, pour notre civilisation.
Car la société, la culture, de la France se sont construites sur une tout autre vision.
C'est depuis le moyen âge, depuis l'amour courtois, depuis les troubadours, depuis les chevaliers de la Table ronde, que se sont construites les grandes étapes de la féminité respectée.
Finkielkraut : " l'occident est la civilisation de l'homme par la femme ".
Pour nous, pour notre pays, pour notre civilisation, la femme n'est pas respectable en fonction de tel ou tel signe, de tel ou tel vêtement, de telle ou telle attitude, la femme est respectable en elle-même, absolument, sans discussion.
Et nous pensons même que c'est aux droits de la femme que commencent les droits de l'homme !
La contestation radicale du statut de la femme, c'est la contestation radicale des piliers sur lesquels est construite notre société et notre civilisation.

Cette contradiction est brutale et difficile à gérer
Ne croyez pas que cela soit facile à gérer !
Parce qu'il y a l'intégration ratée… Parce qu'il y a le chômage à toutes les portes… Parce que les garçons sont atteints dans leur dignité, et souvent à leurs propres yeux, puisqu'ils ne trouvent pas de travail, puisqu'ils sont là à zoner, à tenir les murs, et qu'il faut bien qu'ils reconstruisent une fierté masculine… Puisque quand tout se dérobe, il reste la maison, et la maison, c'est la femme qui veille…
Sur cette grande misère sociale, grande misère culturelle, grande misère sexuelle, le retour de l'identité, retour du fondamental.

La demande d'autorité
Et en face, une immense demande : il y a les enseignants, et les enseignantes en particulier, qui se voient renvoyer une image de la femme qui contredit tout leur engagement et tout leur enseignement. Il y a les responsables d'établissement qui se sentent abandonnés, en première ligne, sans soutien, livrés, dès qu'un conflit intervient à toutes les tensions. Il y a, parmi les jeunes femmes et filles musulmanes, celles qui veulent résister à la pression qui veut leur imposer le voile, et demandent un point d'appui.
Et il y a une demande générale d'autorité qui défende les cadres de notre vie en commun. C'est à cela que répondait la circulaire que j'ai signée sur le sujet en 1994.

Il existait une autre démarche
On pouvait imaginer de reprendre la question en profondeur, comme l'avait recommandé la commission présidée par Bernard Stasi, une grande loi d'intégration, une loi qui dise les principes sur lesquels la France ne cèdera pas, et l'attention nouvelle qu'elle porte aux siens qui viennent d'ailleurs.
Cela aurait été difficile, mais cela aurait été sage.
Rien de tout cela.
Un texte de deux lignes, qui ne parle pas d'intégration et qui ne changera rien.
Dans le Monde daté d'aujourd'hui René Rémond dit ceci : " le débat s'est rétréci au point que l'on a oublié ce sur quoi la commission était parvenue à un accord. Une loi de portée générale, rappelant les principes de la laïcité, non pas seulement par des interdits, mais en termes positifs, un texte solennel sur le respect de la loi commune à tous les âges de la vie, mais un texte préservant la liberté des personnes. " Voté en l'état, " je ne le reconnaîtrais pas comme le fruit de nos travaux ". Et il poursuit : " la réponse politique actuelle a un caractère absurde et dérisoire. Elle entretient nos compatriotes dans l'illusion qu'il suffirait de voter deux articles de loi pour régler le problème de l'intégration. En réalité, le voile est un leurre qui dissimule l'enjeu central : la capacité de la France à intégrer des populations nouvelles et l'acceptation de la loi commune par ces nouveaux Français. On se crispe sur un problème ultra-minoritaire alors que le vrai défi est celui de l'intégration sociale et professionnelle. "
Et ce faisant, on a servi aux intégristes un magnifique cadeau ! On a fait croire que le sujet du débat était religieux ! On a accrédité auprès des musulmans de France l'idée qu'ils étaient rejetés…
Et on a servi aussi un cadeau sur un plateau à une extrême droite qui ne rêve que de stigmatiser l'immigration pour faire flamber la fièvre électorale.

La laïcité, c'est le vivre ensemble
On a ainsi nui à l'esprit de laïcité. Car la laïcité n'est pas l'ennemie de la conviction religieuse ! La laïcité, c'est la prise en compte de tout l'homme et de tous les hommes. Et le spirituel, pour beaucoup d'hommes, c'est le plus précieux de leur être. Comme pour d'autres, la raison, l'esprit de libre examen, le devoir critique, c'est le plus précieux de leur être. Pour d'autres enfin, les deux attentes se conjuguent et se rencontrent dans un humanisme intégral.
C'est pourquoi plusieurs ministres de l'éducation successifs ont souhaité que l'école, qui prend en charge l'histoire des peuples et l'histoire des idées, transmette aussi l'histoire des religions.
La laïcité, c'est simplement le refus qu'aucun dogme puisse s'imposer, dans la sphère publique, aux grands principes qui fondent notre contrat social.
Et c'est pourquoi la laïcité, c'est la charte du vivre ensemble.
Inquiétudes et gâchis
Il me semble qu'il y a là un gâchis. D'abord dans la société française. Qui peut dire qu'au long de ces semaines, quelque chose a progressé dans l'affirmation de nos valeurs ? Qui peut dire qu'une compréhension nouvelle s'est ouverte ? Qui peut dire qu'on y voit plus clair ?
Au contraire, des tensions, des manifestations…
C'est aussi un gâchis international. Le ministre des affaires étrangères l'a dit dans un séminaire gouvernemental et ses propos ont été rapportés.
Il est des univers entiers où cette décision est incomprise ou lue comme une régression. C'est vrai du monde arabe et du monde musulman, c'est vrai du monde anglo-saxon, c'est vrai en Europe continentale du monde des démocraties marquées de l'héritage réformé. C'est vrai de bien des responsables des différentes religions, jusqu'au Pape.
Rien ne sera changé
Et tout cela pour arriver à quoi ?
Pour en arriver à peu près exactement au point où nous en sommes aujourd'hui, avant la loi. Jean-Louis Debré et un certain nombre de nos collègues ont raison d'indiquer dans l'exposé des motifs de leur amendement que la formulation retenue ne changera rien à l'état actuel du droit.
La tradition juridique française sur ce sujet, depuis 1905, est invariable. Il ne peut y avoir, en ces domaines, d'interdiction générale et absolue.
Sur 139 arrêtés municipaux interdisant les processions religieuses pris entre 1905 et 1936, 136 ont été annulées.
Ce que dit le droit français, c'est ceci : toute interdiction doit être justifiée en raison d'un trouble particulier porté à l'ordre public. C'est donc affaire de circonstances, de temps et de lieu. Et chacune des décisions est prise sous le contrôle de la justice administrative.
C'est même pour cela qu'après les deux circulaires de 1989 et de 1994, un certain nombre de décisions ont été contestées, donnant aux acteurs de terrain un sentiment d'incertitude.
Ce sentiment d'incertitude sera exactement le même après l'adoption de la loi qu'avant cette adoption.
À moins qu'un sémanticien génial vienne nous expliquer la différence de nature qu'il y aurait entre signes " ostentatoires ", et signes " portés ostensiblement " !… Que je sache les deux adjectifs et les adverbes composés sur ces deux adjectifs viennent tous les deux du même verbe latin ostendere qui signifie " montrer, faire voir "…
À telle enseigne que le plus récent Trésor de la langue française en 16 tomes, publié par le CNRS, indique pour ostensible " synonyme d'ostentatoire "…
Rien, donc, ne sera changé, rien ne sera facilité : il faudra toujours le jugement d'une autorité, sous le contrôle du juge administratif, avec le contentieux qui s'y rattache, pour juger si tel signe est inacceptable. Et la loi ne sera en rien plus applicable que les circulaires précédentes…

" Visible " ?
Bien entendu, il n'en serait pas de même si l'adjectif " visible " remplaçait dans le texte l'adjectif " ostensible ", comme nous le proposent un certain nombre de nos collègues, autour du président de notre assemblée, Jean-Louis Debré.
Là, la loi serait claire, non susceptible d'interprétation.
Mais elle ne serait pas conforme à la constitution, parce qu'elle ne respecterait pas les droits de l'homme !
Ces droits, comme on les respecte dans toutes les démocraties de la planète, - c'est même à cela que l'on reconnaît les démocraties -, ces droits que nous reconnaissons comme supérieurs à toute loi, ces droits " naturels, inaliénables et sacrés ", la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen les a codifiés avec une admirable simplicité en 1789.
Et cette déclaration forme le socle constitutionnel de la République française.
Que dit sur ce sujet la déclaration des droits : article X, " nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ". " Même " religieuses… Alors vous pourriez dire la loi peut établir l'ordre public selon l'appréciation du législateur… Évidemment non, si l'on considère qu'il y a un Droit au-dessus de la loi. Et c'est ce que dit l'article V en définissant la limite de la loi : " La loi n'a le droit de défendre, -c'était le mot du temps pour interdire- que les actions nuisibles à la société… "
Et à moins d'établir que porter un signe religieux est nuisible à la société, nul n'a le droit, pas plus cette assemblée qu'aucune autre autorité, de l'interdire !
Si donc l'adjectif " visible " était retenu, nous voterions contre et nous ne doutons pas qu'il se trouverait dans cette Assemblée assez de consciences libérales, sur quelque banc qu'elles siègent pour déférer ce texte au Conseil constitutionnel qui le censurerait.
Nous voterons l'amendement Balladur
C'est dans cette même logique que le groupe UDF votera l'amendement déposé par M. Edouard Balladur. Ce qui peut, et doit entraîner la sanction, c'est la mise en cause de l'ordre public dans les établissements.
Ce n'est pas une novation juridique, c'est un réalignement du texte de la loi.
Tous les instruments juridiques existent déjà pour obtenir une sanction, même la plus sévère, lorsqu'un trouble intervient.
Et cela devrait suffire.
Je rappelle qu'en 1994 la circulaire que j'ai signée sous l'autorité de M. Balladur avait divisé le nombre des voiles par plus de dix en quelques semaines, avec moins de dix exclusions… Je rappelle qu'ayant nommé Mme Hamida Cherifi à la tête des médiatrices de l'éducation nationale, nous avions fait un travail remarquable. Je rappelle qu'à l'époque, le ministre délégué doit s'en souvenir, nous avions, au jour le jour, tous les soirs, à l'unité près, le nombre de voiles dans les collèges et les lycées…
Il est vrai que la jurisprudence du Conseil d'État n'a pas rendu la suite des choses très simples.
C'est en raison de cette jurisprudence que les difficultés sont venues.
C'est en raison de cette jurisprudence que les responsables de terrain se sont sentis sur du sable mouvant.
Je viens de montrer, à l'instant, que rien ne serait changé.

On pouvait pourtant agir
Mais il existait un chemin bien simple pour changer les sables mouvants en sol ferme.
C'était de décharger les proviseurs et les conseils de discipline de cette procédure et de la confier aux recteurs, entourés des médiatrices et des conseils juridiques nécessaires pour que les décisions soient respectées et inattaquables, dès lors qu'elles seraient justes et mesurées, et qu'elles auraient été précédées du dialogue nécessaire.
Et nous n'aurions pas eu ce débat confus. Nous n'aurions pas donné le sentiment que la laïcité était redevenue hostile au fait religieux. Nous n'aurions pas donné à la communauté des musulmans qui vivent en France le sentiment qu'elle était rejetée. À de nombreux croyants, un sentiment d'incompréhension, et au monde l'impression que la France mettait en question le premier des droits de l'homme.
Nous savons bien qu'il est trop tard pour que soit changée la stratégie qui a conduit à cette loi. Nous savons bien qu'il y a de nombreux Français qui, de bonne foi, croient que la loi est un pas décisif et qu'elle va régler le problème.
Mais nous voulons ici défendre, au moins en principe, une autre vision. S'il s'agit d'autorité, une circulaire suffit. S'il s'agit de l'intégration et de la laïcité, la loi est insuffisante. Si son texte ne change pas, le groupe UDF, où la liberté de vote est la règle, ne pourra pas voter en l'état le projet présenté au parlement.

Ce ne sont pas des sujets simples et le doute et l'hésitation ont leur place dans cette réflexion.
Il y a un droit au-dessus de la loi.
Aucune interdiction générale et absolue ne peut être édictée.
139 décisions d'interdiction, 136 cassées. Affaire de circonstances de temps et de lieu, sous le contrôle du juge.
Tag(s) : #François Bayrou
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